Il fallait que ça arrive.

Mais dans ces cas-là, les questions sont toujours les mêmes : pourquoi moi ? Pourquoi cette personne précisément et pas quelqu’un d’autre, bon sang ? Ces dénis, qui bouillonnent au fond des tripes. Et cette fatalité, inacceptable.

Non, ça ne peut être le fruit du hasard. Quelqu’un, quelque part, doit être responsable. Même si c’était moi, je l’accepterais.

A cet instant, je donnerais tout pour que ce soit de ma faute. Alors j’aurais un coupable, je pourrai le punir ; je pourrai hurler, frapper quelque chose de tangible. Mais toute la douleur du monde ne peut pas totalement faire taire cette petite voix, dans le fond, qui susurre l’atroce refrain :

Pas de bol. La faute à pas de chance.

Comme une lame de couteau qui fourrage dans les entrailles.

Non. Non, non non non… Ce n’est pas possible.

Mais déjà les premiers spasmes. Alors tout se fige, même les sanglots. Le temps ralentit, ou s’accélère subitement, difficile à dire. Les muscles et les esprits se crispent. Ceux qui se raccrochaient à l’espoir fou qu’elle ne reviennent pas voient leurs illusions voler en éclat comme du cristal sous le parpaing de la réalité.

Elle pousse un gémissement. Soudain j’ai l’image insoutenable d’un nourrisson poussant son premier cri. La métaphore est parfaite et c’est ce qui fracasse mes derniers remparts. Je ne peux retenir plus longtemps les larmes.

Je chiale comme un gosse abandonné dans un centre commercial alors que les autres s’éloignent à reculons. Je sens leurs regards. Ils attendent que j’entre en action, que je dise au moins quelque chose.

Mais je ne peux que la fixer en pleurant.

Charlotte… Charlotte par pitié arrête de bouger. Tout ira bien. Je te le promets, tout ira bien.

Je sais que devrais faire quelque chose, mais je ne peux pas. Je ne peux que me repasser en boucle le moment où je sais que c’est arrivé. A la façon dont j’ai… dont nous nous sommes voilés la face. Je la revois, encore et encore, exécuter ce geste anodin, si simple. Elle s’est essuyé la bouche du revers de sa main, sans vérifier. Je revois cette main contaminée laisser une trace sanglante sur ses lèvres. Et ses yeux… Ses yeux qui me fixent. Nous venions de comprendre. C’était déjà fini. C’était hier.

-Hey. »

Je lève mon visage dévasté vers la source du bruit. Une main, je la sens maintenant, est posée sur mon épaule. De l’autre, on pose un poids sur mes genoux.

Nouvelle crise de sanglot, incontrôlable, nécessaire.

– Allez, m’encourage la voix. Je la reconnais et derrière le rideau de souffrance, je suis heureux de l’entendre. Moly.

Elle m’embrasse sur la joue, passe sa main dans mes cheveux, comme une mère. « Allez. Il faut que ce soit toi.»

Je saisis l’arme sur mes genoux, et parvient à me lever. Je ne vois presque plus rien, le monde n’est qu’eau, douleur, et taches de couleurs.

Pourtant, je parviens à comprendre que plus personne ne se trouve dans la pièce, exceptée Moly, dont je sens la présence, juste derrière moi. Quelque chose, au fond, prend le temps de la remercier un million de fois pour ça.

Devant moi, Charlotte se redresse. Lentement. Elle gémit une nouvelle fois, et dans sa plainte, je peux percevoir ce qu’il reste de sa voix. La gifle est alors si violente qu’une seconde, j’envisage d’utiliser l’arme contre moi, pour que tout s’arrête. Mais mes doigts se crispent et je parviens à la brandir.

Je mets toute mes forces à ne fixer que la mire. Surtout ne pas la regarder, elle. Surtout ne pas faire la mise au point.

Je vise…

Mais je craque.

Ma volonté cède, mon regard dérape et je la vois une fraction de seconde avant de presser la détente. Charlotte, devant moi. Je ne la vois plus, elle. En une fraction de seconde je vois ce que nous aurions pu être. Je ressens son corps contre le mien, j’entends son rire. Je prends en pleine gueule, à la vitesse de la lumière, tous les souvenirs et toutes les sensations. Je vois ce que nous aurions être, étreins par la glaciale certitude que tout était perdu à jamais. Je suis abasourdi de l’atroce absurdité de ces deux vies détruites par un geste si stupide.

Une goutte du sang de l’une de ces choses avait suffit.

Sans Elle, tout allait être plus dur. Désormais, tout allait me la rappeler. Chaque moment serait marqué par son absence.

Je sens les mains de Moly glisser de mes épaules vers mes poignets. Je la devine m’ôter doucement l’arme. Puis ma vision pivote vers la porte de sortie. Je n’entends plus rien. La souffrance s’est muée en véritable tempête. J’ai mal, j’ai honte, j’ai envie de vomir et je voudrais que tout s’arrête, maintenant.

Et alors que la tempête se déchaine, le mur devant moi s’illumine d’une explosion de lumière.

Mon monde s’éffondre dans une ultime détonation.

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