Il teste le JDR en performance – SA TOURNE MAL


Il y a deux semaines, j’ai testé le jeu de rôle en performance. J’ai en effet essayé une variante Grandeur Nature de Milleveaux, Sentes, retransposée en jdr papier classique. J’ai eu le privilège d’y jouer avec rien de moins que son créateur Thomas Munier, auteur prolifique et célèbre dans le milieu.

Voyons-voir ce que ça donne !

Gueux en performance

La séance commence par des présentations d’usage et quelques « ateliers » afin de nous « échauffer » avant la séance. Ces ateliers sont en fait des exercices de théâtre, adaptés pour l’occasion au thème arboricole du JDR.

On doit ainsi ressentir croître les racines de la colère, papillonner la joie dans nos tripes, ou poindre la peur.

Ensuite, nous formons des paires et durant une minute nous devons nous dire des choses très agréables et positives, puis durant une autre minute et ayant changé de partenaire, des choses désagréables et négatives.

Durant ces exercices et toute la durée de la partie, il nous était possible d’user de mots mettant fin à une scène nous mettant mal à l’aise ou ravivant d’éventuels mauvais souvenirs. « Croix » stoppait par exemple le role play ou passait la scène. Ces mots remplaçaient les gestes que nous aurions dû effectuer si nous avions joué physiquement.

Bien. Après ces quarante-cinq minutes d’échauffement, nous étions fins prêts à faire ce pourquoi nous étions là : jouer. Et là…

C’est le drame

C’est le cas de le dire. Je vais vous gâcher la surprise dès maintenant mais cette expérience étrange ne me laisse pas un souvenir très heureux, bien que je ne la regrette pas une seconde.

Avant d’aller plus loin je me permets d’avertir mon lecteur bienveillant : ma « mauvaise expérience » n’est en rien due aux talents de meneur de Thomas Munier, à son jeu qui n’a plus rien à prouver, ni même à mes camarades de jeux indéniablement plus à l’aise et doués que votre serviteur. Ce ho(r)là aux rageux étant posé, venons-en aux faits.

La partie était très courte mais m’a paru très longue. Les silences entre deux actions (rares) ou dialogues étaient très longs et omniprésents. Bien que ce soit a priori inévitable dans les jeux en performance (nous y reviendrons), cela finit par transformer la séance en une sorte de dialogue de film d’auteur français nouvelle vague sous LSD dans laquelle j’aurai déboulé sans y être préparé.

Tu l’auras deviné perspicace lecteur, je ne suis pas client de cette manière de jouer. Mais va-t-on se contenter de balancer son avis teinté de condescendance et ainsi ajouter sa contribution à la pittoresque guerre qui opposent les rolistes depuis quelques années ?

Non. Allons plus loin. Essayons de voir pourquoi je n’ai pas aimé et qui sait ? Peut-être mes humbles mots feront germer la graine de la paix entre narratologues et ludologues.

Jouer à faire semblant et faire semblant de jouer

A ce stade, peut-on encore parler de jeu ? La définition du jeu sous-entend une notion de plaisir. Bien que limiter la définition du jeu à ce qui procure de l’amusement soit trop simpliste, on peut tout de même arguer que ce qui provoque des sentiments négatifs n’en est certainement plus.

Roger Caillois expliquait que justement lorsque le jeu débordait de sa limite fictionnelle pour toucher le réel, ce dernier se pervertissait.

Un type génial en a d’ailleurs fait un article y’a pas si longtemps, allez voir.

Or, cette façon de faire du JDR me dérange justement pour cette raison. J’ai le sentiment que le JDR trop narrativiste tend à vouloir se rapprocher le plus possible de la frontière entre jeu et corruption du jeu ; ce que certains théoriciens appellent aussi le bleed-out : lorsque les sentiments du personnage se transmettent à la joueuse.

Nombre de ces jeux usent d’ailleurs de mots de sureté, exactement comme dans le BDSM. On utilise ces mots afin de signifier au reste de la table que la scène qui est en train d’être jouée nous met mal à l’aise, ou titille des souvenirs ou des traumas.

Ainsi donc, si jouer nécessite des précautions et sous entendent des risques, n’est-ce pas que le jeu est dangereux ?

L’art et la manière de jouer

Mais je n’ai pas de problème avec les jeux dangereux. Et après tout, on est aussi soumis au bleed out quand l’abruti dans votre équipe fout en l’air votre partie de jeu en ligne.
Oui c’est à toi que je parle, raclure de joueur de Widow Maker.

J’ai commencé à mieux cerner ce qui me titillait en relisant les blogs de ceux qui promeuvent cette manière de jouer.
Nombre des adeptes des « jeux narratifs » adhèrent en fait à l’idée de jeu en performance.

Voici comment Eugénie, auteure du célèbre blog Je Ne Suis Pas MJ Mais définit une performance artistique et comment elle rapproche cette définition du JDR :

Extrait du blog « Je ne suis pas MJ mais… »

– une délimitation entre l’expérience et la vraie vie ;
– une action en mouvement qui fait œuvre ;
– une œuvre éphémère dont on ne peut capter ou fixer que des traces ;
– qui implique souvent les spectateur.ice.s présent.e.s ;
– où les performers jouent un rôle.

Si cette petite liste te fait penser à une partie de JDR, bingo c’est exactement notre point.

Jouer en performance, c’est en fait pratiquer le JDR comme une démarche artistique. Et là, je sens que je commence à comprendre pourquoi je tique.

On est y est !

Le malentendu vient de l’usage, non de la chose

Si je n’aime pas cette façon de faire du JDR, c’est parce que je n’y vais pas avec les mêmes buts.
Là où je fais du JDR pour jouer, les « narritivistes » créent.

Ils apportent quelque chose au JDR là où je me « contente » de le consommer. Je ne mets pas de moi dans la partie, je lui soutire du divertissement.

Et c’est très bien. Moi ou les autres rôlistes old-school n’avons pas à nous sentir dépossédés de notre loisir si certains veulent l’utiliser à des fins artistiques, au contraire !

Il n’y a qu’à regarder les bienfaits de cette démarche dans le domaine du jeu vidéo. Grâce à cette volonté de faire de l’art avec ce qui est vu de prime abord comme un vulgaire amusement, le média grandit et s’enrichit.

J’ai seulement l’impression de ne pas entendre la même chose lorsque l’on parle de jeu de rôle. Comme si j’entendais bien plus fort « jeu », où d’autres entendent « rôle ».

Conclusion

J’ai tendance à penser que jouer en performance nécessite un investissement différent.

Et c’est ici la seule vraie critique que j’adresserai aux jeux visant à vivre des expériences : c’est beaucoup d’exiger d’un MJ qu’il forme correctement ses joueurs. Et j’avancerai même qu’à trop vouloir générer l’émotion, il s’en dégage une tendance à brouiller les limites du jeu.

Peut-être qu’avant même de mettre en place des suretés émotionnelles, les joueurs voulant s’adonner à la pratique du JDR en performance devraient avoir conscience de la dimension très théâtrale que cela sous-entend.

5 commentaires sur “Il teste le JDR en performance – SA TOURNE MAL

  1. Merci pour cet article qui permet de discuter de ton ressenti sur un jeu sans meneur (car oui tu dis qu’il y a un meneur, mais en l’occurence, je n’étais que facilitateur, je vous ai juste expliqué les règles et j’ai animé les ateliers, mais je n’étais pas MJ, je jouais un personnage)

    Tu semble penser qu’on attendait de toi de jouer en performance en jouant aux Sentes. Pour moi, tu peux faire du jeu de rôle pour trois raisons :
    1) faire du jeu
    2) faire de l’art
    (tu as cité ses deux premières formes)
    3) vivre une expérience
    et justement Les Sentes c’est un jeu de rôle pour vivre une expérience. pas un jeu de rôle artistique. Il ne s’adresse pas en priorité au jeu en performance
    (puisque que comme toi je mets le JEP en 2)
    Bref, c’est beaucoup plus un jeu pour le feeling que pour faire des belles narrations
    Si tu veux creuser ces notions, je t’invite à lire ce magnifique mémoire, qui va notamment te remettre en perspectives les travaux de Caillois et de Huizinga, et comment la scène JDR et GN émotionnelle brouillent les définitions habituelles du jeu
    https://www.academia.edu/33750796/Identit%C3%A9_altern%C3%A9e_r%C3%A9alit%C3%A9_partag%C3%A9e

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  2. J’adhère assez à ton retour d’xp, ça me parle.
    Bon, en bon adepte de la théorie GNS je précise juste que ton article peut prêter à confusion sur ce qu’est le narrativisme. Exemples: Vampire la Mascarade, Crimes: systèmes plutôt très simulationnistes, styles de jeu clairement narratif (dans l’intention en tout cas). Wushu, système (pré-)narrativiste, style de jeu clairement ludique. Exalted 3, système simulationniste regonflé au ludisme, style de jeu pressenti simulationniste-immersif…
    Visiblement, Sentes: système ET style de jeu narratif esthétisant. Et du coup, ton sur ton, c’est peut-être là que le bât blesse, je me dis. Comme tout est aligné, il n’y en a pas pour tous les goûts, ça ne permet pas de varier les plaisirs. Et puis c’est comme en cuisine: parfois il faut changer de saveur pour renouveler le palais, faire contraste. Sucré sur sucré, au bout d’un moment pour moi ça fait trop.

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